La transformation numérique dans les grands groupes financiers

Interview réalisée par Jean-Pascal PERREIN auprès de Rémi VECINA, dans le cadre du livre sur la gouvernance de l’information GouvInfo 2013 « Océan bleu ».


Comment définissez-vous la transformation numérique ? 

Rémi VECINA : La transformation numérique est un mouvement engagé face à un changement graduel de profonde ampleur de notre société amorcé depuis quelques années, celui de la transition vers l’économie numérique. Avec une vision holistique, c’est bien vers l’ère numérique et probablement vers une nouvelle forme  de capitalisme que nous transporte la transition que nous vivons actuellement.

D’autres transitions sont en cours comme la transition climatique, la transition énergétique ou encore la transition démographique. Elles sont à l’origine de transformations profondes et inexorables de nos systèmes, de nos environnements et de nos cultures, à l’image de  ce que devront engager les entreprises pour rentrer à grande vitesse dans l’économie numérique.

Pour en revenir précisément à une définition, je retiens volontiers celle de George Westerman, chercheur au Center for Digital Business du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui vient de publier une étude mondiale sur ce sujet en collaboration avec Capgemini Consulting: « La transformation numérique (digital transformation) est l’utilisation de la technologie pour améliorer radicalement la performance ou la portée d’une entreprise ».

Mais de quelles technologies s’agit-il ? En quoi sont-elles disruptives et porteuses d’innovation au point d’améliorer radicalement la performance de l’entreprise à travers des dimensions essentielles pour la compétitivité comme la relation client, les processus métiers, le business model ou encore la collaboration et l’intelligence collective ?

Ces technologies clés sont au nombre de quatre et leur adoption déjà massive  depuis ces deux dernières années  par les clients et les entreprises leaders sur leur marché :

►la mobilité,  portée aujourd’hui  par le déploiement rapide des tablettes et des smartphones et qui permet désormais à plusieurs milliards d’individus d’être connectés 24h/24 via internet,
►le cloud computing qui rend l’accès extrêmement facile à une immense place de marché mondiale et numérique dont les offres évoluent en temps réel et en permanence,  et cela que l’on soit client ou fournisseur de produits et de services,
►la business intelligence, dont le big data est une émanation, qui permet d’analyser et de corréler en temps réel  un volume quasiment infini d’informations publiques portant sur les comportements des clients,
►les réseaux sociaux,  à l’image  bien sûr de Facebook qui dépasse maintenant largement le milliard de membres, ou de Foursquare, plus ancré encore dans le monde de l’économie numérique et permettant via la géo-localisation de proposer en temps réel à ses membres des offres commerciales de proximité ciblées.

Pourquoi serait-il question de transformation numérique aujourd’hui ?

Rémi VECINA : Notre société entre dans l’ère du numérique. Dans un espace temps très court à l’échelle de l’évolution de l’humanité, les innovations numériques combinées entre elles (media sociaux, mobilité, cloud) transforment de manière profonde les comportements.

Les « digital natives », les adolescents d’aujourd’hui, parlent digital sans accent et en première langue. A tout moment, ils consultent leur mails et SMS, chattent avec leurs contacts, publient sur les blogs ou sur Facebook, surfent sur le web, regardent des clips sur YouTube, téléchargent des vidéos et des chansons, votent, plébiscitent et aussi échangent sur leurs expériences clients dans les réseaux sociaux. A votre avis, combien de temps passent-ils par jour à consommer des médias via les Smartphones et les réseaux sociaux ? En se connectant pratiquement chaque minute qui passe, hormis j’espère pendant les cours scolaires, ils passent plus de deux heures par jour sur le web.

La « digital génération » est créative, innovante, connectée en permanence à un monde numérique qu’elle challenge en même temps qu’elle le construit. De nouvelles expériences clients sont à imaginer pour cette génération qui entre massivement dans le marché de la consommation.

50 % des jeunes de 18-25 ans connectés à internet via leur mobile, les mobinautes comme on les appelle maintenant, utilisent les applications de leur banque. En 2015, ces digital natives représenteront 40% de la population active. Voila  pourquoi il est de plus en plus question de transformation numérique aujourd’hui dans le monde bancaire.

Jusqu’où va cette transformation numérique : dans nos organisations, au niveau du marché, dans de  nouveaux business models, de nouvelles formes de sociétés, de comportements d’achats, ….) ?

Rémi VECINA : Cette transformation numérique marque  l’avènement d’un nouveau mix canal dans lequel le digital pèsera plus de 80% des opérations bancaires. Ces nouveaux  schémas de distribution 3.0 portés  par le cross canal vont créer des expériences clients innovantes, plus fluides et plus engageantes.

 L’expérience client désigne l’ensemble des émotions et sentiments ressentis par un client avant, pendant et après  l’achat d’un produit ou d’un service. Elle est évidemment considérée comme une source d’influence de la satisfaction et de la fidélisation des clients.

La fig. 1 représente le changement de paradigme que nous vivons actuellement. Nous sommes passés tour à tour d’une économie des matières premières à une économie des produits avant de basculer dans l’économie des services. L’économie des expériences clients dans laquelle nous entrons met le client en scène à travers son histoire personnelle et celles de ses communautés. Il n’est plus question de produits standardisés et de moins en moins  de services customisés.

La banque relationnelle de demain va utiliser toutes les opportunités d’interactions digitales pour multiplier les expériences et fidéliser ainsi ses clients. Chase l’a bien compris, elle est la banque la plus « likée » au monde avec plus de 3 millions de fans. Elle a développé une zone d’engagement client forte à la croisée de l’expérience client, de la promesse de la marque et des services qu’elle offre.


Transformation et changement

Cette transformation induit-elle des déconstructions (de briques existantes) ?

Rémi VECINA : Elle engage plutôt le développement ou la construction de 6 zones d’excellence qui conduisent vers la voie de l’entreprise  numérique, le tout orchestré par l’intégration des données (fig. 2) :
► côté client, la présence dans les média sociaux et les communautés, le développement de canaux mobile ou encore le développement de nouvelles expériences clients
► à l’intérieur de l’entreprise, le développement d’un marketing digital reposant sur l’étude des comportements, la dématérialisation des processus ou encore le développement du collaboratif et de la co-construction à travers le déploiement de communautés.

Quels sont les freins, et les accélérateurs, aujourd’hui ?

Rémi VECINA : Un des accélérateurs évident est bien sûr la rapidité à laquelle la génération digitale adopte les nouvelles technologies porteuses de la transformation numérique. Ainsi, 

96 % de la génération des 18 / 24 ans possèdent en France un compte sur un réseau social.  L’explosion aussi du nombre d’internautes qui choisissent les canaux numériques pour rentrer en contact avec la banque entraine inexorablement l’entreprise vers le digital : plus de 8 internautes sur 10 se connectent au site de leur banque en moyenne 2 fois par semaine. Internet est devenu le 1er canal bancaire  toutes opérations confondues.

Les principaux freins sont internes à l’entreprise : manque de vision pour définir la bonne stratégie digitale et faiblesse de la capacité d’innovation limitée. La difficulté à conduire le changement, la complexité des infrastructures existantes et les investissements à réaliser ralentissent aussi l’engagement vers la voie du digital.

À votre avis, que se passera-t-il pour les organisations qui ne se transforment pas, ou très peu ?

Rémi VECINA : Elles sont hélas condamnées à disparaître à moyen terme par une désaffection progressive des clients au profit des concurrents champions du digital.

Capgemini, dans son étude conduite avec le MIT sur la performance des entreprises  digitales (ci-dessous), distingue 4 types d’entreprises, à la croisée de l’intensité digitale (utilisation des nouvelles technologies pour développer l’engagement client) et de l’intensité du management de la transformation (capacité à avoir une vision, une gouvernance, une relation efficace Business- IT pour engager la transformation) :

►les débutants prudents,
►les opportunistes surfant sur la vague du digital sans remettre en question les business models,
►les conservateurs analysant les tendances avant de s’engager,
►et enfin les champions du digital conduisant des transformations profondes de leur business model vers l’entreprise numérique.

Sur la base de l’enquête réalisée auprès de 400 grands groupes mondiaux, les champions du digital surperforment la profitabilité de +26 %. Parmi ces champions figurent notamment la banque et l’industrie des hautes technologies.


Les enjeux

Comment les DG de nos groupes en France se positionnent face à cette transformation, pensez-vous qu’ils maitrisent ce qui se passe, sont-ils en train d’anticiper, ou considèrent-ils que ce n’est pas forcément prioritaire ? 

Rémi VECINA : « Le manque de culture numérique des Comités de direction est inquiétant pour la compétitivité de nos entreprises »

C’est le constat fait par le cabinet d’études indépendant Vanson Bourne, en août 2012,  à l’issue de l’enquête « Digital Literacy among Senior Executives » réalisée auprès de plus de 600 DSI dans le monde. Pour 90% des DSI français, cette méconnaissance des hauts dirigeants fait courir le risque de rater le train de la croissance et de condamner irrémédiablement un futur proche ou la transformation digitale aura  bouleversé les business models et exacerbé encore plus  la concurrence mondiale.

Être pionnier aujourd’hui dans la transformation numérique donne tout juste l’opportunité d’être encore présent dans 10 ans. Face à cet enjeu vital pour l’entreprise, le manque de culture numérique de nos dirigeants suffit-il à expliquer cette grande frilosité et ce conservatisme, ou au mieux l’engagement réduit et opportuniste de nos entreprises dans le numérique?

Ce n’est pas la seule raison de cet immobilisme à mon sens.

La  fracture numérique que nous vivons ne touche pas seulement la périphérie de l’entreprise et sa relation avec les clients. Au nom de la mise en œuvre d’un véritable cross canal centré sur l’expérience client, les silos reposant sur des canaux de distribution souvent étanches sont condamnés à exploser. Un client développera avec sa banque une relation fluide reposant sur plusieurs canaux numériques et sur le réseau d’agence. Si une grande majorité des clients continueront à se rendre dans une agence bancaire, le volume des visites est appelé à se réduire de 30% au profit des canaux numériques selon l’étude conduite par le Cabinet Exton Consulting en 2012.

Les entreprises vont devoir engager une transformation radicale de leurs processus, de leur organisation et  de leur business model.

Il faut une vision et du courage à nos dirigeants pour engager cette transformation radicale vers  l’entreprise numérique.


La gouvernance de l’information

La gouvernance de l’information, selon vous, c’est quoi ?

Rémi VECINA : Une gouvernance de l’information dans l’entreprise numérique a pour finalité d’irriguer l’entreprise d’informations fiables et en partie en temps réel  pour :

►analyser les comportements clients  et  multiplier les interactions,

►assurer l’excellence opérationnelle et la performance des processus,

►garder le cap et piloter l’entreprise

Quel sens et importance pensez-vous que la gouvernance de l’information pourrait prendre pour accompagner cette transformation ?

Rémi VECINA : Avec le nouveau mix canal 3.0 que dessine l’entreprise numérique, l’accent est mis sur la vision 360° client. L’objectif est de créer toujours plus de nouvelles interactions entre les clients et l’entreprise quelque soit le canal sollicité. L’intégration et le pilotage des données sur les comportements clients, issues principalement du cloud et des réseaux sociaux, deviennent un enjeu crucial pour l’entreprise numérique.

 

Si l’on considère qu’une instance de gouvernance de l’information apporterait une vue globale et tactique autour de l’information, pensez-vous que l’on puisse s’en affranchir ?
Rémi VECINA : Bien sûr que non et la raison est que la gouvernance de l’information est souvent comprise par certaines populations, notamment l’IT, comme de la gouvernance de données, ce qui est fort dommage car elles ne sortent pas de leur monde et oublient complètement le document !Pour « casser » un peu cette confusion, il faut éviter le mélange entre Donnée, Document et Information et parler d’Information comme intégrant les données structurées ou non-structurées. Je pense qu’il y a 2 nouvelles fonctions qui sont nécessaires : le Chief Digital Officer orienté business  et canaux numériques et le Chief Information Governance Officer qui serait l’instance de gouvernance de l’information et donc orientée vers l’organisation elle-même.

Le business ne se transformera jamais si à l’intérieur de l’organisation c’est le bazar …

Avez-vous des questions à poser au lecteur ?

Rémi VECINA : Comment réagit votre société face à la transformation numérique, est-elle :

►débutante et apprenante ?
►conservatrice ?
►opportuniste ?
►déjà championne du digital ?

 


Rémi VÉCINA est Directeur du Programme Dématérialisation du Groupe Société Générale. 2010 est l’année du lancement du chantier Ambition SG 2015 visant à positionner la Société Générale comme la banque relationnelle de référence. Le Programme Dématérialisation est une des composantes de ce formidable challenge. Réagissez et contactez-le à transformation.numerique@gmail.com ou rejoignez  sur Linkedin  la  communauté Dématérialisation et transformation numérique

Cet article est extrait du livre GouvInfo 2013 « Océan bleu » auquel ont participé les personnes suivantes : William BRES, Véronique BONIN, Toufik LAMECHE, Thomas CHEJFEC, Thierry BRUNET, Ruth MARTINEZ, Rémi VECINA, Philippe OLLIVIER, Philippe GUILLARD, Philippe BONFILS, Patrick L’ARCHEVEQUE, Patricia L’ESPRIT, Pascale PAJONA, Pascale DESPOMADERES, Omar MAROUF, Mylène GENAIRON, Marielle VO-VAN LIGER, Marc BORRY, Olivier FAURA, Lyonel SIREUILLE, Laurent PREVEL, Jordane PAQUET, Jihane SEBAI, Jérôme THUEZ, Jean-Pascal PERREIN, Jean-Marie SECA, Jean-Luc ABELIN, Jean-Louis JANSSENS, Jean-Claude DIJAN, Irène ALLOUCHE, Gilles VASSAL, Giancarlo UCCHINO, Frédéric CHARLES, Florent DEWAS, Fatima Zahra LAAOUINI, Fabien GRENET, Éric LAURENT, Éric DAVID, David BERRIN, Daniel COLAS, Damien BRUTÉ DE RÉMUR, Caroline LEBEAU, Cindy BOULLIER, Christophe MEGEVAND, Christophe LAIGLE, Christophe BINOT, Catherine ROBERT-D’AUTUN, Camille HUGENTOBLER, Anne-Marie LIBMANN, Alister ESAM, Alain GARNIER. Ces personnes travaillent dans les sociétés suivantes :  TOTAL, UVSQ, Université du Sud, Université de Versailles, Université de Lorraine, The Idea Starter Company, TEREOS, Telecom Paris, SYSELIO , Suez Environnement, Société Générale, Socabat, SNCF, SMA BTP, Selement, RSD, PSA, Police Fédérale de Belgique, PHENIX INNOVATION, Opentext, Ministère de la Défense, Lyonnaise des Eaux, Lafarge, La Poste Enseigne, La Banque Postale,  Jamespot,  Interaction-Game,  INSEAD,  IBM,  HENSEN conseil,  Everial,  Essec,  eShare,  École Centrale de Paris,  DC²,  Bouygues Telecom,  Alter&Co,  Aldes,  3org,  @bs.
  1. […] transformation numérique dans les grands groupes financiers https://gouvinfo.org/IAI/la-transformation-numerique-dans-les-grands-groupes-financiers/ La « digital génération » est créative, innovante, connectée en permanence à un monde […]

  2. Gastellu left a comment on 24 janvier 2015 at 20:53

    On parle toujours de transformation digitale ou numérique dans les banques comme étant drivee par les comportements et attentes de la clientèle « retail » (ie clients personnes physiques). Quels sont les enjeux dans les banques de la transformation digitale pour mieux servir leurs clients entreprises ? Pourquoi n’en parle t on jamais, donnant l’impression dans le monde de la banque que nos relations avec nos clients entreprises vont rester a l’ère du vingtième siecle alors qu’on est déjà au 22 eme siecle avec la clientèle de particulier ?

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